Les Quatre du Pardès

Les Quatre du Pardès. Extrait de L’Arche n° 581, septembre 2006

C’est devenu un lieu commun, dans certains articles de presse ou enseignements publics, que d’affirmer que l’interprétation de la Torah comporte quatre niveaux. La chose est présentée comme une règle herméneutique remontant pour ainsi dire à la Révélation du Sinaï, et dont la subtilité même témoignerait de l’authenticité. La pleine compréhension de chaque verset de la Torah et de la Bible nécessiterait qu’en soient exhumées les quatre strates : le peshat, sens littéraire, le remez, sens allégorique, le derash, sens homilétique, et le sod, sens ésotérique. Les premières lettres de chacun de ces quatre termes hébraïques forment par acrostiche le mot Pardès qui signifie « jardin ». Entrer dans le Pardès signifie alors investir les quatre paliers du sens que recèle structurellement le texte sacré, jusqu’à en saisir la substantifique moelle.

Cette explication est souvent mise en relation avec un récit talmudique évoquant la tentative que firent quatre grands maîtres de pénétrer au cœur du Pardès. Ben Azaï mourut, Ben Zoma eut l’esprit ravagé, et Élisha ben Abouya vit sa foi dévastée. Seul d’entre les quatre, « Rabbi Akiva entra en paix et sortit en paix ». Autrement dit, il aurait été le seul à atteindre indemne la quintessence du savoir mystique, couronnement des autres significations.

Mais qu’est réellement, au regard des sources rabbiniques, ce Pardès dans lequel se serait infiltré Rabbi Akiba ? Est-ce bien l’étude exhaustive des quatre niveaux d’exégèse ? Le fait est qu’on ne trouve trace de cette conception dans aucun des textes de la littérature ancienne talmudique ou midrashique, qui constituent pourtant les terroirs les plus fondamentaux de l’interprétation juive traditionnelle : ni l’idée d’une étude biblique à quatre niveaux dénommée Pardès, ni que tel était l’objet de la quête des quatre maîtres.

Pour Haï Gaon (939-1038), qui commente le passage talmudique précité, « le Pardès réfère au jardin d’Éden, réservé aux justes, et qui se trouve dans les âravot, septième ciel où sont enchâssées les âmes des justes » (2). Le firmament est atteint par une ascension extatique dans la pure tradition de la littérature mystique des Palais, c’est-à-dire par une forme de transe, expérience qui ne se produit pas physiquement, ni même intellectuellement, mais au cœur du mental, en déconnection de la réalité sensitive, en un état second obtenu par des procédés méditatifs. Il s’agit d’un parcours initiatique qui ouvre à une vision contemplative des mondes et des êtres supérieurs, et de ce fait même comporte un très grand danger pour qui ne détient pas les moyens de conjurer les pièges des « illusions d’optique ».

Cette association du mot Pardès au jardin d’Éden nous est en fait familière. Il suffit de songer qu’en français le mot est Pardès est devenu « Paradis ». Un vieux mot que l’hébreu, comme les langues de l’Orient, avait emprunté à la Perse, et qui désignait d’abord – nous dit le Littré – les parcs des rois achéménides. Le terme passera ensuite à l’Occident, du grec paradeisos. Il y a là une notion d’enclos, de jardin gardé, thème que l’on connaît déjà du Cantique des Cantiques (4, 12) qui évoque un « jardin cloisonné qui recèle une source secrète », inaccessible… sauf aux privilégiés.

Tout se passe donc comme si le voyageur céleste pénétrait dans la zone interdite sévèrement gardée par les chérubins au glaive flamboyant, aux portes du jardin d’Éden (cf. Gn 3, 24). La montée au Pardès constitue alors une sorte de dépassement de la condition humaine, vouée à l’exil terrestre depuis la faute primordiale d’Adam et Ève.

Quand Maïmonide (1138-1204) traite du Pardès, il n’évoque pas le fameux acrostiche, ni même l’existence de quatre niveaux d’interprétation des Écritures, qu’il semble totalement ignorer. Le Pardès désigne pour lui, globalement, une forme d’étude qu’il qualifie de « sagesse divine et science des lois de la nature » (3). Elle fait partie intégrante d’un vaste ensemble appelé talmoud ou guémara, qui ne désigne pas chez lui le corpus que l’on connaît, mais bien une discipline : l’effort d’intelligence des choses, l’établissement de liens intelligibles permettant d’obtenir une compréhension et une réflexion d’ensemble (4). Le Pardès constitue ici la quintessence de l’étude traditionnelle, en ce qu’il désigne à la fois la méthode et le contenu le plus élevé du judaïsme, à savoir pour lui la philosophie (physique et métaphysique, et non la mystique et encore moins la Halakha) envisagée selon la perspective juive.

En réalité, la notion de Pardès comme signifiant l’investigation des quatre niveaux des Écritures n’apparaît pas dans les sources juives avant le XIIIe siècle ! Et il est troublant de constater que c’est chez les Chrétiens que l’on en trouve les premières traces écrites, dès le IIe siècle chez Irénée et ensuite, de plus en plus précisément, chez Origène, Cassien, Augustin, même s’il n’est pas encore question d’une herméneutique ordonnée. Ainsi, ce dernier écrit : « Dans les saints Livres, il faut toujours examiner : la révélation des vérités éternelles, le récit des événements, la prévision du futur, la pratique selon les préceptes » (5).

Comme le précise Gershom Scholem (6), c’est au début du VIIIe siècle que l’auteur chrétien Bède le Vénérable décline explicitement les « quatre niveaux de sens des Écritures » : narratif, allégorique (dogmes et mystères de la foi), tropologique (moral, homilétique) et anagogique (spirituel, céleste, le plus souvent eschatologique). Au XIIIe siècle, le dominicain Augustin de Dacie résume en un distique (7) devenu célèbre l’herméneutique systématisée chez Thomas d’Aquin : « La lettre enseigne les faits et gestes ; l’allégorie, ce qu’il faut croire. La morale, ce que tu dois faire ; l’anagogie, ce vers quoi tu dois tendre. »

Moshé Idel (8) signale que deux écoles d’historiens modernes s’affrontent quant à l’origine de cette conception : celle de Wilhelm Bacher, qui pense que les cabalistes ont emprunté cette notion aux Chrétiens, et celle de Peretz Sandler, qui y voit la résultante d’un développement interne au judaïsme. Idel remarque que, si la thèse de Bacher est bien plus étayée, il faut néanmoins constater que les quatre types d’interprétation relevés chez les Chrétiens ne correspondent pas rigoureusement aux quatre niveaux retenus par les cabalistes, surtout pour ce qui est du dernier niveau. En somme, l’exégèse quadripartite pourrait avoir une origine juive inconnue à laquelle Juifs et Chrétiens ont puisé… à moins qu’elle soit d’origine chrétienne, la conception juive constituant alors une adaptation aux catégories juives de l’interprétation.

En tout état de cause, pour Idel, il est établi que l’efflorescence en milieu cabalistique de cette conception couronne l’essor d’herméneutiques diverses développées indépendamment dans le judaïsme des siècles précédents : autour du sens obvie (Rachi et Tossafistes), du sens homilétique (littérature midrashique), allégorique (philosophes tels Maïmonide ou Gersonide), et finalement symbolique/théosophique (cabalistes). L’association des quatre niveaux de sens en un ensemble gradué laisse entendre le lien organique entre les différents modes d’interprétation, qui deviennent alors des degrés successifs de pénétration. On n’accède à la strate ésotérique que parce qu’on a d’abord franchi les trois étapes précédentes, comme dans un parcours initiatique.

Idel signale encore que le lien entre la conception des quatre niveaux de sens du texte et l’épopée mystique des quatre sages pénétrant dans le Pardès s’établit à la fin du XIIIe siècle seulement. Elle induit une conception très élitiste : seuls des individus de la trempe de Rabbi Akiva peuvent espérer étudier et comprendre la Cabale sans dommage… La plupart des cabalistes admettaient que les trois autres niveaux constituaient une propédeutique indispensable. Mais la plupart aussi, à l’exception notoire de Bayha bar Asher (XIIIe siècle) dans son commentaire sur la Torah, ne se sentaient aucunement obligés de livrer systématiquement dans leurs explications les quatre niveaux de sens, se contentant la plupart du temps d’évoquer le sens ésotérique. Pour Abraham Aboulafia (XIIIe siècle), seul compte vraiment la dernière strate, qu’il situe quant à lui à un septième niveau et non au quatrième ! Il n’est pas exclu que ce soit une influence musulmane, si l’on sait qu’à la même époque le poète soufi afghan Djelal al-din Rumi compte sept niveaux de signification du Qoran

La leçon, chez de nombreux mystiques juifs, est que seule l’accession au quatrième sens permettrait de sauver de la perdition des niveaux précédents. R. Haïm Yossef David Azoulaï (le « Hida », 1724-1806) fit le calembour suivant : peshat (sens simple) = tipèsh (sens simpliste) par anagramme ; ou encore, par la césure acrostichtique séparant les trois premiers niveaux du dernier : Pardès = Pèrèd (mule) + s[od] (secret)…

Ainsi, le quatrième niveau délivrerait le lecteur de l’insuffisance des trois inférieurs, mais aussi des dangers inhérents à l’aventure imprudente dans le domaine mystique pour qui ne peut se hisser au niveau ultime de compréhension. Pour le cabaliste Isaac Louria (XVIe siècle), la négligence des strates précédentes pouvait entraîner des dommages cosmiques, ce qui est une manière de revaloriser les sens traditionnels. Point de raccourci pour le paradis…

Enfin, relève Idel, les auteurs cabalistiques qui ont développé la conception d’une interprétation à quatre niveaux étaient habités par la conviction qu’il convenait d’extraire les sens inexploités du texte, et donc de ne pas se contenter de véhiculer les anciens. Ce qui revient à dire qu’à l’origine la conception du Pardès ne visait pas à récapituler la totalité des sens dans un moule prédéfini et statique, mais bien à ouvrir un champ créatif de recherche, par le défi que constituait la découverte de strates inexplorées. Le jardin secret recèle une « source jaillissante ». C’est dire qu’on n’a jamais fini de le labourer, et qu’il faut se méfier de ceux qui prétendent en posséder les véritables fruits.

Les Quatre du Pardès, Auteur inconnu

Image par Pete Linforth de Pixabay

NOTES :

1. Haguiga 14b et passim.

2. Otsar Guenonim, T. 4, sefer 2, Haguiga, p. 61.

3. Hilkhot yessodé ha-Torah 4:13.

4. Cf. Hilkhot Talmud Torah 1:11.

5. De la genèse au sens littéral, L. 1, 1,2.

6. Le nom et ses symboles, Paris, Cerf, 1983, pp. 120-124.

7. Pièce littéraire composée de deux vers. Cf. Henri de Lubac (1896-1991), « Sur un vieux distique : la doctrine du quadruple sens », dans : Mélanges offerts au R.P. Ferdinand Cavallera, Toulouse, Bibliothèque de l’Institut catholique, 1948, pp. 347-366.

8. « The Fourfold Method of Interpretation », in : Absorbing Perfections, Yale University Press, 2002, pp. 429-437.

9. Cf. M. Idel, op. cit., p. 432.

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