Le Guilgoul par Spartakus FreeMann
« En ses mystérieux échos, ma mémoire m’a dit
En d’autres temps, jadis, je fus pierre dure
Et peut-être même pierre d’angle d’un temple arrogant »
Alain Ilan Braun, Labyrinthe poétique, Le Guilgoul.
Introduction.
Le guilgoul ha-neshamot (hébreu גלגול הנשמות, littéralement « cycle des âmes ») est le concept kabbalistique de la réincarnation des âmes : celles-ci effectuent un « cycle » au travers de vies ou incarnations terrestres en s’attachant à différents corps. Le corps – le réceptacle – auquel elles s’associent dépend : de leur tâche particulière à accomplir ou à achever dans le monde physique et du niveau de spiritualité de la ou des précédentes incarnations. La réincarnation peut être un châtiment, mais aussi une opportunité offerte à une âme de se perfectionner ou de se réparer. Ainsi que l’écrit Virya : « Ainsi, c’est par le travail spirituel au niveau de l’acte physique que se forment et s’ouvrent les mondes célestes, ce travail difficile et laborieux demande les efforts de plusieurs vies, et c’est pour cette raison que l’âme est soumise au cercle constant des réincarnations, que la Kabbale appelle GUIGOULÉ (rotation, sphère) parce qu’il s’agit bien d’un mouvement circulaire, celui de la ronde des morts et des naissances ».
Rappelons brièvement que, selon le Judaïsme et la Kabbale, l’âme possède cinq niveaux : nephesh (esprit), roua’h (souffle), neshama (âme, ou « respiration »), hayya (vie) et ye’hida (union). La nephesh siège dans le sang et doit quitter le corps lorsque celui-ci n’en produit plus. C’est elle qui participe au processus de réincarnation.
La transmigration des âmes est apparue pour la première fois dans le Sepher ha-Bahir, un ouvrage du milieu du 12e siècle et développée dans le Zohar.
« Pourquoi à tel juste le bien et à tel juste le mal ?
Parce que ce juste-ci était jadis un méchant et qu’à présent il est puni.
Ainsi, on le punit pour ce qu’il a fait aux jours de sa jeunesse ? Pourtant, Rabbi Simon dit qu’on n’est puni au Tribunal d’en haut qu’à partir de vingt ans et en haut.
Il leur dit : Je n’ai pas parlé pas quant à moi de cette vie. J’ai parlé quant à moi de ce qui fut jadis.
Ses compagnons lui dirent : Jusqu’à quand voileras-tu tes paroles ?
Il leur dit: Sortez et regardez.
Parabole: Ceci se compare à un homme qui planta dans son jardin, des vignes en espérant qu’elles feraient des raisins, mais elles firent des lambruches.
Voyant qu’elles n’avaient pas réussi, il planta, clôtura, répara les brèches et débarrassa les ceps de leurs lambruches.
Et il planta encore une seconde fois, vit qu’elles n’avaient pas réussi, clôtura, planta, après avoir débarrassé et vit qu’elles n’avaient pas réussi et arracha.
Et il planta encore combien de fois ?
Il leur dit : Jusqu’à mille générations, car il est écrit : « La parole qu’Il a promulguée pour mille générations » (Psaumes 105, 8).
Tel est le sens de ce qu’on dit : neuf cent soixante-quatorze générations ont été dans l’indigence.
Et le Saint, béni soit-Il, se leva et les planta dans chaque génération. »
Bahir, 195 (traduction de Gabaon)
La doctrine du guilgoul commencera lentement à être admise par les milieux rabbiniques officiels, grâce à Nahmanide et à Ben Belima, mais de manière allusive et discrète, comme chez Rashi dans un commentaire sur le Talmud (traité Baba Metziah 114b). À cette époque, on préférait au terme guilgoul celui de « sod ha ibour » (secret de la fécondation) et la tradition enseignait que l’âme après la mort se rendait dans la Géhenne afin d’y attendre le Jour Dernier.
Dans le Zohar, parashat Mishpatim, il est écrit : Rabbi Siméon commença par ces mots, « Et voici les jugements que tu porteras devant eux » (Nombres, 21, 1). Cela signifie qu’il y a des règles concernant la réincarnation, le jugements des âmes qui doivent être punies chacune selon ses actes ». Ramban, commentant le passage de Job 33, 29, nous dit que Job a souffert à cause des actes de sa précédente incarnation, comme il est écrit, « Vois, Dieu fait tout cela, une, deux ou trois fois à l’homme ». A.D. Grad : « Cela sous-entend que deux fois – trois fois il est donné une chance de trouver son âme, en s’affranchissant, en s’épurant, en aboutissant à quelque chose. On peut donc remonter à 2 ou 3 réincarnations. Cela fait en tout quatre vies. Et après l’âme s’éteint, disparaît » [1].
En effet, selon la Kabbale, la réincarnation n’est pas gratuite, ni même un simple châtiment ; elle vise aussi à rectifier. Le kabbaliste Karo insiste sur ce fait dans le cadre de sa théorie de la réincarnation : « le flux perpétuel du guilgoul n’est pas un châtiment, mais au contraire un instrument de perfectionnement mis à la disposition des âmes qui n’ont pu atteindre leur perfection au cours d’une seule existence terrestre. Le malheur n’est donc pas de renaître, mais de se trouver exclu de la succession des métensomatoses » (Vajda Georges, « Recherches récentes sur l’ésotérisme juif », II (1954-1962). In: Revue de l’histoire des religions, tome 164 n°2, 1963. pp. 191-212.).
Plus loin, dans le Zohar nous trouvons le passage suivant :
« Les âmes doivent réintégrer la substance absolue d’où elles sont sorties. Toutefois, pour cela, elles doivent développer toutes les perfections, dont le germe se trouve en elles. Si elles ne satisfont pas à cette condition durant une vie, elles doivent en commencer une deuxième, une troisième et d’autres encore, jusqu’à ce qu’elles aient rempli les conditions qui leur permettront de s’unir à nouveau avec Dieu. »
« Aussi longtemps qu’une personne ne parvient pas à atteindre ses objectifs dans ce monde, le Saint, Béni soit-il, la déracine et la replante autant de fois qu’il faut. » (Zohar I 186b).
Les rabbins et les kabbalistes fournissent nombre d’exemples de guilgoul afin d’éclairer tel ou tel autre passage de la Torah. Ces exemples nous enseignent que le guilgoul peut s’opérer dans les quatre ordres terrestres : le minéral, le végétal, l’animal et l’humain. Selon les actes posés dans une vie, une âme sera transmigrée dans un niveau supérieur ou inférieur. Ainsi, la tradition populaire nous enseigne que ceux qui mangent de la viande interdite et les calomniateurs reviennent sous la forme d’un chien. Selon le Ari, les justes ayant fauté reviennent sous la forme de poissons et leur amendement consiste à être mangé en l’honneur du Shabbat. Enfin, user de la « lachone hara » (mauvaise langue ou mauvaise parole) fait revenir l’âme dans une incarnation de pierre.
Tikkun du monde, tikkun de l’âme.
Le texte kabbalistique de référence sur le sujet est le Shaar Haguilgoulim (« Porte » ou « Chapitre des Réincarnations »), basé sur l’enseignement du Ari, et compilé par son disciple, Hayyim Vital. Ce dernier nous définit très clairement le principe du guilgoul : « Sache que si une personne ayant mérité sa nephesh, sa ruach et sa neshamah, et qu’il les profane par le péché, il devra alors se réincarner afin de rectifier le dommage causé » (Shaar Haguilgoulim, chapitre 1, section 10).
Selon le Ari, l’Adam ha-Rishon (Adam Primordial) n’avait qu’une seule mitsvah (commandement) à respecter ; ne jamais consommer de l’arbre de la connaissance. La Genèse relate comment il échoua et chuta. Son âme s’éclata alors en une myriade d’âmes – ou étincelles (nitzutzot) de sa nephesh, ruach et neshamah – qui s’incarneront au cours du temps dans chaque être vivant de la création. Dieu subdivisa alors ce commandement en 613 mitsvoth plus simples à réaliser.
« Nos Sages, de mémoire bénie, nous ont enseigné que ‘tout Israël est interconnecté les uns avec les autres’ (Shav 39a). Cela signifie que nous prenons tous notre origine dans la même source » (Sepher Ba’al Shem Tov, Tisa 9).
Ainsi donc, au commencement, il n’y avait qu’une âme unique (Neshamah klalit), mère de toutes les âmes à venir, et cette âme qui était celle d’Adam comportait 613 parties (appelées Sources Primaires et correspondant au 613 mitzvoth). Rappelons que le corps humain est constitué de 248 membres et de 365 nerfs, ce qui fait au total 613. Ces 613 mitsvoth sont les membres (ou étincelles) de l’âme primordiale de l’Adam ha-Rishon, qui donnent la vie aux membres de son corps. Cette âme fut ensuite transmise aux trois Patriarches (Abraham, Isaac et Jacob) ; « Quant à lui (Adam), il se réincarna en nos anciens saints, Abraham, Isaac, Jacob » (Tikouné Zohar 69, 1113a). Ensuite, elle fut transmise aux 12 fils de Jacob et aux 70 âmes qui descendirent au pays d’Égypte avec lui. Celles-ci se subdivisèrent alors en 600 000 étincelles (appelées Sources Secondaires) qui s’incarnent dans les êtres de la création et qui proviennent donc par subdivision des 613 Sources Primaires.
L’œuvre de l’homme sur terre est dès lors de rassembler son âme éparse et prisonnière et de réaliser une réparation de celle-ci (un tikkun) afin de réintégrer son statut originel. À la fin des temps, toutes les parcelles de l’âme originelle retourneront à leur source et s’y uniront tout en conservant une part de leur individualité propre. Ce processus est connu des sages sous le terme de « klal v’prat v’klal v’ei atah dan ela k’ein haprat ». Il s’apparente fortement au shevirat ha-kelim et au tikkun du Ari : la brisure des vases est conjointe de l’éclatement de l’âme d’Adam, sa réintégration accomplit le tikkun, ou réparation, du monde.
Raphaël Afilalo nous dit ceci quant à la relation entre le guilgoul et le tikkun : « Le tikkun de l’âme est une rectification due à un inachèvement ou afin de la nettoyer de ses imperfections. Le tikkun de l’âme est réalisé au travers du guilgoul et de l’ibbur. En accomplissant ce qu’il n’a pas pu réaliser des 613 mitzvoth, en rectifiant un acte ou un dommage qu’il a causé par ses mauvais actes, l’homme rend nécessaire le tikkun de son âme, qui peut alors s’élever vers des royaumes lumineux et rejoindre sa source ».
Rappelons que le tikkun pour l’être humain revêt deux aspects : l’accomplissement des commandements et la méditation mystique. Une vie pure peut être définie par rapport aux 613 commandements de la Torah. Il est impossible d’accomplir tous les commandements en l’espace d’une vie. Donc, tous les êtres humains participent au guilgoul, la réincarnation, au sein duquel chaque âme progresse vers un tikkun interne, une restauration au travers d’une perfection graduelle, et les guilgoulim participent ensemble à la restauration du cosmos. Selon le Ari, « le tikkun de la neshama est réalisé par le guilgoul et le ibour. De quelle manière ? Le service de la neshama se traduit par l’accomplissement des 613 mitsvot, lorsqu’elle les a accomplis, elle monte au repos, sinon, elle revient et se réincarne. Elle ne se réincarne pas complètement, mais seulement de ses parties qui nécessitent le tikkun » [2].
La première possibilité de réparation (tikkun) fut donnée ensuite à Caïn et Abel, mais au lieu de d’une réparation, il y eut nouvelle transgression dans le meurtre commis par Caïn. La neshamah (âme) d’Abel se réincarna dans Seth, troisième fils d’Adam, puis dans Moïse (Tiqouné Zohar 69, 99b) qui réalisa, selon le Ari, le tikkun d’Abel. L’âme de Caïn, quant à elle, se réincarna en Reuben, fils de Jacob puis dans Jétro qui réalisa son tikkun en rapportant Tsiphorah à Moïse, lui-même guilgoul d’Abel.
Cette réintégration de l’âme éclatée d’Adam s’associe ainsi à des visions eschatologiques. Nahmanide nous explique que « le Mashiah (Messie) ne viendra que lorsqu’il n’y aura plus d’âmes dans le Gouph (espace où se trouvent toutes les âmes des personnes non crées) ». Ces âmes proviennent de la multiplicité des possibilités d’incarnation d’âmes, créées d’après les dix Sephiroth et des canaux qui interviennent entre elles. Une fois le processus achevé, la parousie advient puisque le tikkun est parachevé.
« Le Messie sera tel qu’il contiendra en lui toutes les âmes d’Israël, toutes les 600 000, comme cela était avant le péché d’Adam ha-Richon (l’Adam Primordial) » (Sepher Ba’al Shem Tov, Nitzavim 8).
Ibbur et dybbuk.
Une autre forme de réincarnation, mais différente, peut encore advenir. Il s’agit de l’ibbur, en hébreu עיבור, imprégnation, qui est une forme de transmigration de l’âme qui, bien que similaire au guilgoul, possède un but différent. L’ibbur est toujours bénéfique et positive et est la forme de possession la plus puissante qui soit. Elle survient lorsqu’un « juste » imprègne l’âme d’une personne vivante possédant déjà sa propre âme.
« Ainsi les âmes des justes s’habillent-elles d’un vêtement dans ce monde-là ayant même essence que lui et elles peuvent alors supporter la vision de la lumière qui éclaire la terre des vivants. » (Zohar, Noah 66a)
L’ibbur est toujours temporaire et la personne ainsi habitée peut ne pas avoir connaissance de ce fait. La raison de l’ibbur est pour l’âme « imprégnante » de remplir une tâche incomplète lors de sa précédente incarnation ou de remplir une mitzva. Selon Hayyim Vital, « il est possible qu’une personne reçoive la nephesh d’un juste, et qu’après il mérite encore une autre nephesh d’un juste, encore plus élevé que le premier. Dans une telle situation, il aura sa propre nephesh et la nephesh du premier juste comme ruach et la nephesh du second juste sera sa neshamah » (Shaar Haguilgoulim, chapitre 2, section 4).
Enfin, un dibbuk est une possession maléfique par un esprit qui est l’âme d’une personne décédée. Les dybbukim sont censés s’être échappés de la Géhenne ou qui s’en sont détournés à cause de transgressions trop importantes pour que l’âme se voit permise une rédemption en ce lieu. Le mot dibbuk est dérivé de l’hébreu דיבוק, qui signifie « attachement » car le dibbuk s’attache au corps d’une personne vivante et l’habite. Nous renvoyons le lecteur à notre article sur ce sujet pour de plus amples renseignements : « Dibbuk, possession par une âme errante ».
Conclusion.
Les adeptes de la réincarnation aiment à rappeler le texte suivant tiré du livre de Job :
« Voyez, tout cela, Dieu le fait deux ou trois fois en faveur de l’homme, pour ramener son âme des bords de l’abîme et l’éclairer de la lumière des vivants ». (Job, 33, 29-30)
Il s’agit là d’une allusion assez claire offerte par la Torah quant à la présence du principe de la réincarnation dans le Judaïsme primordial. Cependant, les autorités rabbiniques furent souvent frileuses à accepter un concept aux relents païens.
Le Guilgoul par Spartakus FreeMann, mai 2010 e.v.
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Notes :
[2] Klalut Hailan, traduction et notes: Rav Raphael Afilalo dans La Kabbalah du Ari Z’al selon le Ramhal.
Sources :
– S. Rubin, Gilgulei Neshamot (1899) ;
– G. Scholem, Tarbiz, 16 (1945), 135–50 ;
– Menasseh Ben Israel, Sefer Nishmath hayyim (Sur l’immortalité de l’âme), Amsterdam, 1651 ;
– « Dibbuk, possession par une âme errante ».
– « Réincarnation des âmes »
Merci, très instructif.
Pourquoi toutes les écoles ésotériques pratique la kabbale même sans le savoir pourtant les autres ajoutent d’autres pratiques dans leurs sectes?