L’exégèse biblique dans le Zohar 1 par Chevouel.
Le Saint Béni soit-il la Tora et Israël ne font qu’un.
(conférence du 15 novembre 2001)
Généralités :
L’émergence du Zohar en tant que pôle exégétique nouveau. La re-fondation d’une tradition nouvelle. Lire le texte sur la confusion des esprits Orthodoxie juive et spiritualité.
Qudsha berikh hu, orayta we-Israël kulla had: Le Saint béni soit-il, la Tora et Israël ne font qu’un. Cette trilogie illustre à merveille l’indéfectible unité reliant Israël à son Dieu et à la Tora que celui-ci lui a révélée. Elle fait apparaître une sorte de co-extensivité d’Israël et du divin (la Tora comme depositorium de l’influx divin). On a longtemps cru que ce dictum provenait du Zohar lequel exprimait, pour sa part, une vue très proche de celle-ci. Zohar III, 73a s’énonce comme suit: Shelosha deraguin mitqasherin da be-da: qodsha berikh hu, orayta we-Israël. Trois niveaux sont [intimement] liés les uns aux autres: le Saint béni soit-il, la Tora et Israël. De fait, la source authentique de ce dictum dans sa forme originelle n’est autre que le commentaire de Moshé Hayyim Luzzato (1707-1746) à propos de l’Idra rabba du Zohar :
« On dit dans le Zohar (III, 73a) que le Saint béni soit-il, la Tora et Israël ne font qu’un. Mais il faut que tu saches que les âmes proviennent des luminaires. Et, de vrai, c’est des luminaires que, du début de l’émanation et jusqu’à la venue à l’être du monde de la fabrication, s’originent les âmes. La luminescence des sefirot en vue de la production des âmes est la plus importante, au point que les autres lumières ne sont pour elle que des rameaux (par rapport au tronc de l’arbre). C’est pour cela qu’il est dit que les âmes d’Israël tirent leur origine de la Tora. Il existe donc trois choses : les luminaires, les âmes qui en proviennent et l’expansion des luminaires qui produit les âmes, donc trois choses qui sont: le Saint béni soit-il, la Tora et l’Assemblée d’Israël. » (in Addir ba-Marom, 1731)
Existe-t-il meilleure formulation pour décrire cette sorte de trinité judéo-mystique? Probablement pas. Mais si nous choisissons cette formule, c’est aussi pour montrer qu’il est très malaisé de traiter de la place de la Tora dans le Zohar sans parler, en même temps, de tant d’autres sujets, en l’occurrence Dieu, l’émanation des sefirot, les âmes, l’idéal de la vie humaine, la vocation d’Israël etc. Pour éviter les redites, nous ne reprendrons pas les passages déjà mis à profit dans d’autres sections de cet ouvrage, notamment dans l’introduction. Au fond, la problématique de la Tora est omniprésente; comme on l’a si souvent vu. Lorsque ce héros du Zohar qu’est rabbi Siméon ben Yohaï s’apprête à délivrer un important message sur l’âme humaine, le sens des commandements et l’origine de l’univers il introduit généralement son propos par des déclarations soulignant l’importance de méditer la loi et d’en découvrir le sens profond, c’est-à-dire mystique. Certains passages du Zohar, poussant à l’extrême une citation célèbre de Moshé ben Nahman (Nahmanide, XIIIe siècle) selon lequel la totalité du rouleau de la Tora ne serait qu’une suite ininterrompue de Noms divins, vont jusqu’à affirmer que « la Tora n’est autre que Dieu ». Cette divinisation de la Tora peut faire figure de thèse hardie de la part des mystiques médiévaux, elle n’en correspond pas moins à un réel souhait des kabbalistes d’extraire de la Tora des rayons de lumière. La conception de la Tora dans ce corpus, ou tout simplement l’exégèse biblique qu’il renferme est un véritable pivot : en s’appuyant sur les textes bibliques, l’auteur en donne une lecture radicalement mystique, qu’il s’agisse du Cantique des Cantiques, du livre de Job et du Pentateuque.. Qu’est-ce que le corpus zoharique sinon un midrash mystique ou kabbalistique de la Tora ?
Nous avons vu, dès l’introduction de cet ouvrage, que la mystique kabbalistique marquait l’émergence d’une tradition nouvelle; certes, non point radicalement nouvelle, en ce sens qu’elle aurait été inventée de toutes pièces, mais délibérément novatrice et promouvant une autre approche exégétique du texte biblique. Cette mentalité mysticisante n’était pas entièrement absente dans la tradition juive ancienne puisqu’on a parlé à bon droit d’un courant ésotérique juif ancien. Mais les kabbalistes ont enrichi cette approche d’une symbolique bien plus élaborée que ce qui existait précédemment. Les meilleurs exemples de cette exégèse mystique pré-zoharique sont le commentaire des Agagdot par Azriel de Gérone et le commentaire du Cantique des Cantique par son cousin Ezra de Gérone, sans omettre les exégèses bibliques de Moïse ben Nahman. Contrairement aux philosophes médiévaux qui, depuis Saadia Gaon, pratiquèrent une exégèse allégorique se confondant avec un véritable commentaire philosophique, les kabbalistes, et notamment les auteurs du corpus zoharique, favorisèrent le symbolisme et maintinrent à distance tout ce qui pouvait évoquer l’allégorisme maïmonidien qu’ils combattaient. Lorsqu’il se mit à étudier le Guide des égarés, Moïse de Léon n’a pas manqué d’être étonné par l’approche de Maïmonide qui « démythifiait » la Bible, écartait implacablement les anthropomorphismes et substituait au Dieu personnel un concept divin. Une telle démarche privait le texte biblique de sa profondeur mystique qui en constituait l’originalité et suscitait l’engouement de lecteurs avertis comme Moïse de Léon. Le penseur rationaliste de Cordoue ne concevait la pluralité des sens de l’Écriture que dans une perspective philosophique: en d’autres termes, le sens profond des versets bibliques ne pouvait être que philosophique et non point ésotérique alors que Moïse de Léon et ses amis visaient, au contraire, un univers mental radicalement différent. Pour eux aussi, comme pour leur illustre source Nahmanide, les versets de la Tora étaient une suite ininterrompue de Noms divins, une sorte de corpus mystique qui ne livrait ses secrets qu’aux adeptes du courant ésotérique. C’est simplement pour en faciliter la lecture et en réserver l’accès aux adeptes authentiques que la coupure en versets fut introduite.
Grâce à cette attitude, les kabbalistes médiévaux ont sauvé la notion de « mystères de la Tora », sitré Tora que la tradition philosophique maïmonidienne et post-maïmonidienne a impitoyablement traduits en concepts philosophiques. Ces mêmes milieux ésotéristes relèvent que même l’absence de vocalisation du rouleau de la Tora est délibérée et sert la richesse sémantique du verbe divin qui peut ainsi se lire de différentes façons. Et ces « mystères de la Tora » ne couvrent pas nécessairement les origines de l’univers ou les essences métaphysiques, comme le voulait Maïmonide qui établissait, dès l’introduction à son Guide des égarés, une équivalence entre l’oeuvre de la création (ma’assé beréshit) et la physique d’une part, l’oeuvre du char (ma’assé merkaba) et la métaphysique d’autre part. Au gré de Moïse de Léon et de ses amis il s’agissait, ni plus ni plus moins, d’obtenir des coups d’oil dans la vie intime de la divinité et d’en saisir l’unité dynamique telle le qu’elle se reflète dans l’univers sefirotique. On a déjà maintes fois évoqué le rôle de la Tora dans la création de l’univers: un ancien midrash (Beréshit rabba 1; 1) parle même d’une préexistence de deux millénaires. Quels rapports entretient cette Tora éthérique avec la réelle Tora écrite et la Tora orale ? Azriel, pour sa part, répond dans son Commentaire des aggadot que ces différentes « Torot » s’originent de trois niveaux sefirotiques différents: hokhma, la sagesse primordiale, tif’érét, la Shekhina supérieure et malkhout, la Shekhina inférieure. Cette conception mystique d’une Tora tripartite accorde au verbe divin une riche vie intérieure : les mots de la Tora actuelle, telles que la lisent et la comprennent les adeptes du sens obvie, sont le reflet d’une combinaison déterminée. Dans sa préexistence la Tora en a connu une autre et à l’époque messianique, par exemple, elle en connaîtra une nouvelle.
Mais le Zohar connaissait le fameux acrostiche Pardès dans lequel on voulait lire une sorte d’allusion au sens quadruple des Ecritures: le Peshat ou sens obvie, le Réméz ou le sens figuré, le Derash ou le sens homilétique et le Sod ou le sens réellement mystique. C’est ce dernier qui importe le plus à Moïse de Léon et à ses amis. Dans le combat qu’ils durent mener afin d’imposer leurs vues exégètiques, et, partant, leur conception du judaïsme dans son ensemble, ils eurent à faire à forte partie. Ils durent affronter les talmudistes ou les kalakhistes que leur sérieux de jurisconsultes rendait peu enclins aux envolées mysticisantes. Nombreuses sont les mises en garde à l’encontre de contemporains qui se refusaient à voir dans la Tora un véritable corpus mysticum. S’agissait-il de rabbins ancrés dans la seule tradition ancestrale ou, tout au contraire, de redoutables commentateurs averroïstes du Guide des égarés, qui allaient jusqu’à écrire que « depuis le livre de la Genèse jusqu’au chapitre XX de l’Exode (donc de la théophanie et du don de la Tora) tout n’était que parabole, forme et allégorie » ? Cette attitude n’a pas été spécifique aux seuls juifs du Moyen Age, les chrétiens et les musulmans les avaient précédés dans cette voie. L’exégèse spirituelle était aussi pratiquée par certains exégètes musulmans qui opposaient le sens obvie (zahir) au sens profond (batin). En d’autres termes, ils admettaient, comme le Zohar, qu’à l’instar de la Tora, leur livre révélé avait un fond et une surface, une âme et un corps ou une enveloppe concrète. Ce postulat de l’existence de deus sens, opposés ou solidaires, mais en tout état de cause, différents, est celui de l’interprétation allégorique dont on va évoquer les caractéristiques générales.
L’interprétation allégorique et l’allégorie proprement dite sont deux choses très différentes, l’une a pour mission de reconstituer la synthèse d’une idée à partir d’un symbole ou d’une image, tandis que l’autre se charge de transposer l’idée en images. Toute la question est de savoir si un tel postulat s’applique aux textes révélés, comme le souhaiteraient les adeptes de la doctrine ésotérique. Il existe différents types d’exégèse allégorique qui peut revêtir, selon les cas, un caractère foncièrement philosophique ou bien éthico-religieux, psychologique ou encore mystique. Interprétation allégorique et exégèse rationaliste se recoupent certes, mais ne doivent pas être confondues. Par exemple, l’interprétation midrachique ou aggadique se veut allégorique dans la mesure où elle s’écarte du sens littéral du texte à commenter, mais elle ne vise pas à insérer dans la Tora des philosophèmes ou des idées kabbalistiques. Tout comme les philosophes, les kabbalistes ont dû se servir de l’exégèse aggadique qu’ils remanièrent à leur guise : on l’a vu avec Azriel mais on peut aussi le voir chez les auteurs du corpus zoharique dont les intervenants sont toujours des figures talmudiques connues ou parfois fictives, mais toujours profilées selon un modèle aggadique… Les commentaires aggadiques constituant la partie vivante des traditions religieuses juives, les exégètes médiévaux tentèrent à plusieurs reprises de les mettre en accord avec leurs idées personnelles. Que l’on se souvienne de Maïmonide, dont l’intention première était d’écrire un livre sur l’interprétation de l’aggada et sur son mode d’intelligence. Conscient de l’embarras provoqué par quelques aggadot, Maïmonide se vit contraint de les interpréter d’un point de vue philosophique.Il ne fut pas le seul à emprunter cette voie philosophique : Yeday’ah Bédersi (de Béziers) ne manque pas, lui aussi, de démythifier l’aggada, toutes les fois qu’une occasion se présente.
L’aggada n’a pas pour objet d’introduire un enseignement philosophique dans le texte. Sa préoccupation majeure est d’instruire et d’édifier. Cet aspect didactique saute aux yeux lorsque l’aggada traduit en termes de la vie courante les récits bibliques. C’est dans cet esprit que l’on tenta de dérouler le présent et le futur d’Israël à partir de son passé. Cette démarche illustrait la nécessité d’une continuité sans faille de la tradition religieuse. Les aggadistes avaient une double préoccupation : ils devaient, d’une part, recourir à la corporéité et aux attributs humains dans leur discours sur Dieu mais d’autre part, croyaient-ils vraiment, comme on peut le lire dans les différentes parties du Zohar, en des descriptions aussi suggestives de la divinité ? Le Zohar suit l’exemple de Nahmanide et d’Azriel de Gérone qui considérèrent l’aggada comme une allégorie et la soumirent à son tour à une interprétation mystique. Quant aux préceptes bibliques, l’aggada préfère y voir l’expression de l’insondable volonté divine : elle cherche à en rendre l’intelligence et l’accomplissement plus aisée. Peut-on déceler, dans l’usage que fait l’aggada de l’interprétation allégorique, un penchant pour une école philosophique ou, au contraire, la trace d’une sensibilité mystique ? Une lecture attentive de ses exégèses montre qu’elle ne s’éloigne du sens littéral que pour y revenir. Elle ne change pas de système, elle conserve presque toujours les données de l’Écriture. Le Zohar a une prédilection pour l’aggada qui s’explique par le fait que cette dernière ne puise que très rarement ses idées à l’extérieur de l’univers mental qui lui est propre… Cette attitude tranche par rapport au comportement des représentants juifs de l’aristotélisme médiéval qui optèrent pour le premier moteur plus que pour la sefira kéter et qui adoptèrent le système des intellects séparés en lieu et place de la nomenclature sefirotique. On a vu supra que le traitement des récits bibliques par l’aggada et, beaucoup plus tard, par la littérature zoharique, procédait d’un même esprit. On poursuivait le sens profond de ces récits sans remettre en cause leur historicité : certains développements du Zohar vont jusqu’à menacer des pires sanctions ceux qui refusent d’approfondir le sens de ces versets en ajoutant que « les non-juifs ont connaissance de relations bien plus belles. » Le Zohar (III, 149b) insiste sur l’aspect générique des narrations bibliques : un récit ou une histoire qui se lit dans la Bible ne se limite jamais à son seul contexte. Dieu avait certainement d’autres sujets à traiter que les vicissitudes de Hagar, d’Esaü, de Laban, de Balaam et de Balak ! Le prophète Michée (2; 6) ne parle-t-il d’une Tora de vérité ? Et que penser des développements du Psaume 19 (versets 8-11) :
La Tora de Dieu est parfaite, apaisant l’âme ; le témoignage de Dieu est sûr, donnant la sagesse au simple ; les ordonnances de Dieu sont droites, réjouissant le cour. le commandement de Dieu est clair, illuminant les yeux. La crainte de Dieu est pure, subsistant à jamais ; les jugements de Dieu sont vérité, ils sont justes l’un comme l’autre, plus désirables que l’or et quantité d’or fin, plus doux que le miel et le suc de ses rayons.
Si la Tora n’avait que des talents littéraires à faire valoir le Psalmiste ne se serait guère exprimé de la sorte. Mais la Tora a dû recourir au langage des hommes. Le Zohar (III, 152a) use d’une belle métaphore en disant que « même le vin requiert un récipient ». Les anges, censés effectuer des missions sur terre, empruntent pour la circonstance une forme concrète. Dieu lui-même nous en donne un exemple éloquent puisque le Psaume (104; 4) dit « faisant des vents ses anges (messagers) ». Lorsque la Tora vint sur terre, l’univers ne l’aurait jamais acceptée s’il ne s’était enveloppée dans une forme humaine d’où les mystiques cherchent à l’extraire pour retrouver son sens originel. C’est le message du roi David qui prie Dieu (Psaume 119; 18) en ces termes: « dessille mes yeux pour que je regarde les merveilles de ta loi. » Mais revenons à la problématique de la pluralité des sens et demandons nous ce que recouvre au juste la notion de sens littéral ou obvie. Il s’agit du sens qui s’impose comme le plus immédiat et le plus simple. C’est ce qu’enseignent les premiers lexicographes et grammairiens de la période judéo-arabe, tels Hayyudj et Merwan ibn Djana (dit aussi rabbi Yona). Mais le peshat aux yeux d’un kabbaliste comme Jacob ben Shéshét, issue de la même école que Nahmanide, ne correspondait pas à l’idée que s’en faisait un rabbi Salomon ben Isaac dit Rashi ou un Abraham ibn Ezra, autre exégète-grammairien dont le commentaire du Pentateuque figure dans toutes les Bibles rabbiniques. Le caractère parfois sibyllin de ses exégèses plaira aux kabbalistes en herbe qui lui emprunteront quelques idées. Mais pour l’essentiel, Moïse de Léon et ses collègues substituent leurs propres idées à celles du texte. Un philosophe, un simple croyant, et un mystique ne réagiront pas de la même manière à un passage des Écritures. Le philosophe relèvera tout ce qui heurte ses idées philosophiques et tentera d’harmoniser les points de vue par le biais d’un commentaire approprié. Il existe donc une diversité de sens, ce qui conduit à s’ interroger sur la validité de chacun d’eux. Sur ce point précis Moïse de Léon adopte une attitude presque univoque tout au long de ses développements alors que les autres grandes subdivisions du corpus zoharique poursuivent un autre chemin. Le sens mystique est le plus important, celui auquel tous les autres doivent être sacrifiés.
Mais qui est vraiment habilité à enseigner le sens mystique ? Dès les premières pages du Zohar (I, 5a), rabbi Siméon ben Yohaï met en garde contre les maîtres auto-proclamés et adjure ses disciples de ne jamais proférer des paroles dont ils ne comprennent pas le sens ; car Lilith veille, à l’image de la femme malfaisante dont parlent des Proverbes (7; 26) « car nombreux sont ceux qu’elle a blessés et fait tomber. » Dans cette affaire Dieu lui-même nous donne l’exemple en faisant preuve d’une extrême prudence. Un verset de Job (28; 27-28) montre qu’il a pris quatre précautions avant d’ouvrer pour la création : « C’est alors qu’il la vit et la supputa, qu’il l’examina et la scruta. » Les récits et les narrations sont l’habit, le vêtement concret ou externe de la Tora, les commandements en constituent le corps tandis que les mystères — qui priment sur tout le reste — en sont l’âme. Les yeux des sages authentiques ne s’arrêtent pas à la surface, de même que l’homme intelligent sait que sous l’écorce il y a le fruit comestible et, à l’intérieur de la coquille, la noix elle-même. On pense, mais dans un contexte différent, à l’introduction du Guide des égarés de Maïmonide qui interprète un passage des Proverbes (21; 2) : Comme des pommes d’or dans des filets d’argent, telle est une parole dite selon ses différentes faces. Les « ciselures réticulaires » comme l’écrivait Salomon Munk dans sa traduction plus que centenaire du Guide des égarés, sont des ouvertures aux mailles extrêmement fines dont le métal argenté ne laisse entrevoir l’or de la pomme que difficilement. L’intérieur, le sens interne vaut, pour ainsi dire, son pesant d’or alors que le sens externe est assimilé à de l’argent. Ceux qui se contentent de regarder les choses de loin croiront dans leur impéritie qu’il n’y a ici que de l’argent, mais le philosophe, en l’occurrence, soumettra l’Écriture à un examen serré. Dans le cas de Moïse de Léon, l’or n’est autre que le sod, l’exégèse mystique, qui justifie l’existence de tout le reste. Mais ici-bas, tout ce qui existe, y compris les choses les plus précieuses, requiert une apparence physique et la Tora, qui ne fait pas exception à la règle, a elle aussi besoin d’une « apparence, un extérieur » qui cache et protège l’essentiel. C’est cette Tora là dont on disait supra qu’elle était Dieu lui-même (Zohar II, 60a). Et lorsque l’âme est dépêchée sur terre pour investir un corps, Dieu lui fait prêter le serment d’étudier la Tora suivant les règles mystiques afin qu’elle « découvre les mystères de la divinité et de la croyance. » Toutefois, cette attitude qui laisse penser que les mystères de la foi et de la divinité doivent être étudiés par tous, donc être accessibles à tous, est néanmoins contredite par d’autres déclarations qui mettent l’accent sur la nécessite d’observer la discipline de l’arcane. Seuls les bené hékhala [fils du palais] c’est-à-dire les familiers de la mystique, sont habilités à rechercher et à transmettre à leurs disciples choisis les fruits de leurs méditations. Zohar III, 106a souligne que seule la génération de rabbi Siméon ben Yohaï avait été jugée digne d’accéder à de tels enseignements ésotériques, mais que ce privilège ne sera plus accordé qu’à l’avènement du Messie. L’auteur se trouve pris entre deux feux : il souhaite que l’intelligence mystique de la Tora supplante toute autre forme d’interprétation, mais, eu égard aux bouleversements sociaux et aux remous provoqués par une telle dissémination de la doctrine ésotérique, il s’est vu contraint d’en restreindre la propagation.
On sent bien que, même pour les mystiques, la notion d’exégèse non-littérale ou de commentaire allégorico-mystique, trouvait ses limites. Tout repose sur un postulat de base : la dualité d’un sens apparent et d’un sens caché. Cette superposition de deux sens différents peut conduire ceux-ci à s’exclure mutuellement ou au contraire à se compléter, ou bien encore à être indépendants l’un de l’autre. Ce troisième cas étant celui où le sens appréhendé cor-respond à la capacité d’assimilation des auditeurs ou des lecteurs pour lesquels on aura tenté de graduer la vérité. Au fond, c’est cette dernière éventualité qui semble être la position définitive de Moïse de Léon qui, tout en soulignant la supériorité absolue du sens mystique, ressent la nécessité d’en restreindre la prolifération. Cette polysémie établit aussi une hiérarchie des niveaux sémantiques : il faut un habit qui couvre le corps lequel, à son tour, protège l’âme. Curieusement, Moïse de Léon n’aborde pas l’aspect politique de la Tora, comme le firent les commentateurs averroïstes de Maïmonide pour lesquels la Tora n’était qu’un moyen politique de régir les masses incultes, incapables, en tout état de cause, d’accéder aux vérités métaphysiques et dont le bonheur ne sera jamais la conjonction avec l’intellect agent mais une simple félicité au sein de la cité : mariage heureux, progéniture nombreuse et biens matériels abondants. Moïse de Léon voit dans la Tora le réceptacle unique des mystères de la divinité: le vrai bonheur que puisse revendiquer l’adepte de la science ésotérique est justement celui-là : devenir un « familier, un fils du palais », antichambre d’où l’on peut contempler la splendeur du Roi. Cette unio mystica présuppose un sens ésotérique prononcé et requiert donc un effort unique de la part du lecteur. Au gré des philosophes, cette polysémie de l’Écriture a l’avantage de ne point décourager le lecteur peu préparé tout en ne laissant pas le savant sur sa faim. Elle montre aussi que la Bible ou le Coran -ainsi que nous le verrons infra- sont des livres pour tous. Exiger qu’ils fussent des livres de démonstration relèverait de l’utopie et équivaudrait à barrer la route à tous ceux qui n’auraient pas les facultés intellectuelles nécessaires pour les comprendre. En outre, il ne faut jamais oublier que l’objet majeur de la révélation est la loi. Celle-ci est d’essence religieuse et de son observance ou de son inobservance dépendra le salut des hommes. Il eut été malveillant de la part de Dieu de révéler un message incompréhensible pour la majorité des hommes tout en sachant que c’est sur la base de ce dernier qu’ils seront rétribués. Dieu étant aux yeux des philosophes-théologiens l’essence même et l’émanation du bien, il ne peut chercher à punir sa créature pour un péché qu’elle n’a pas commis. C’est ainsi que raisonne la quasi-totalité des philosophes juifs et musulmans du Moyen-Age, tout en rappelant, contrairement à Moïse de Léon et à ses collègues, que la loi religieuse se préoccupait aussi de tous les domaines politiques et sociaux de la vie.