La Kabbale des Rêves par Spartakus FreeMann, ou l’utilisation des rêves dans la démarche kabbalistique.
« Quoique j’aie caché Ma Face à Israël, Je veux communiquer avec lui par des songes » (Khag. 5b).
Ce court travail se veut plus dossier à l’usage de ceux qui voudraient comprendre la place et l’utilisation des rêves dans les pratiques Kabbalistiques. Il n’est pas travail académique ou dogmatique, il se contente d’exposer des faits ou des idées et laisse ainsi la voie ouverte à ceux qui désireraient aller plus loin dans l’étude et la pratique de l’onirisme kabbalistique, branche ou élément autonome de la Kabbale prophétique.
Nous savons l’importance des rêves dans l’équilibre de notre vie. Celui qui ne rêve plus meurt, coupé sans doute de l’Autre Monde, le Souffle ne reste pas dans le sein de celui qui ne peut plus être en contact avec les Sphères supérieure. Nous savons également que tous les rêves ne sont pas des « lumières » transmises mais des digestions psychologiques des événements de la vie de tous les jours. Nous savons en outre que les rêves peuvent n’être que la conséquence d’une mauvaise alimentation ou de l’abus d’alcool. Nous ne discuterons ici que des rêves « prophétiques », les rêves qui induisent un changement dans notre vie et qui nous placent devant notre divinité, en contact avec la Divinité supérieure. Selon les sages rabbis, les sujets des rêves touchent l’âme humaine et, dans Berakhot 57b, on en parle comme une part de prophétie. Au travers des rêves, nous communiquons avec toutes les entités des autres mondes, qu’ils soient anges, démons, ou Dieu lui-même. Le rêve, selon les rabbis, est aussi une mise en contact de notre esprit avec notre Néshamah, inconscient.
Selon Zohar I, 183b, « rien ne se matérialise dans le monde qui n’ait été d’abord révélé à une personne dans un rêve » et Zohar I 251b, « les édits de la Cour Céleste sont d’abord montrés aux enfants de l’homme dans les rêves, ensuite après un court laps de temps, les choses arrivent ».
Un rêve peut nous révéler nos pensées intimes les plus secrètes et les plus refoulées, nos peurs, nos aspirations, nos désirs (voir Berakhot 55b). En un mot, le rêve est une arme, un élément de pouvoir que possède l’humain pour comprendre et appréhender la Création et son Créateur. Toujours selon le traité Berakhot 55b, il y a trois sortes de songes qui s’accomplissent : un songe matinal, un songe d’un ami qui nous concerne, un songe interprété au milieu même d’un songe.
Les messages de nos rêves possèdent leur propre langage et leur interprétation est une nécessité absolue comme cela nous est signalé dans Zohar I 183b, 199b : « un rêve qui n’est pas interprété est comme une lettre qui n’est pas lue, il se réalisera même si l’on n’en est pas conscient ». Le langage des rêves (et des visions) suit un système d’images qui a la capacité de nous frapper plus efficacement que n’importe quel autre langage. L’image se passe de mots pour communiquer avec nous et son message est plus rapidement appréhendé par notre esprit, et notre âme. Enfants n’avons-nous pas d’abord connu le monde par les images que par les mots ?
« Le Créateur nous a modelé afin que la part divine de notre âme puisse être d’une certaine manière détachée durant le sommeil de ses liens physiques. Les aspects supérieurs de l’âme sont élevés et séparés du corps. Un aspect de la part divine de l’âme reste avec la part inférieure de l’âme. Les aspects détachés se meuvent dans certains royaumes spirituels et sont impliqués là, soit avec des forces spirituelles qui se trouvent dans la nature, soit avec des anges ou des démons. Ils expérimentent ce qui leur est déterminé en ce royaume. Parfois, alors qu’ils se trouvent dans les sphères supérieures, ils peuvent transmettre des informations reçues à l’âme qui est restée en bas. Cela réveille l’imagination et cause des images mentales. Parfois l’information est vraie et parfois elle est fausse, selon la source de ces informations. L’information elle-même entre dans l’imagination et se mêle avec les autres pensées, désirs et phénomènes physiques qui en perturbent la transmission. D’autres fois, les informations parviennent clairement » (Rabbi Moshé Chaïm Luzzatto, La Voie de Dieu, III 1:6).
Selon le Talmud (Berakhot 55b), il y avait du temps du Second Temple, 24 interprètes des rêves qui en faisaient leur profession. Un jour Rabbi Binah’ah eut un rêve et il se rendit chez chacun des interprètes afin d’en connaître la signification. Les 24 interprètes donnèrent une signification différente. Cela pourrait signifier que les 24 interprétations étaient fausses, mais, toutefois, Rabbi Binah’ah relate ensuite que les 24 interprétations se réalisèrent toutes. Cela signifie donc le rêve s’est accompli en 24 modalités différentes dans la vie de Rabbi Binah’ah. Cela nous suggère ici que l’interprétation du rêve est toute aussi importante que le rêve lui-même et le Zohar I 183a nous met en garde : « on ne doit jamais raconter son rêve à n’importe qui si ce n’est à un ami proche ».
« Celui qui est capable de discerner le contenu de l’imagination est quelqu’un qui est libre des désirs physiques comme Joseph, qui conquit le désir pour les femmes, et Daniel qui conquit le désir pour la nourriture. Ils pouvaient interpréter les rêves. Cela parce que la racine de toutes pensées réside dans nos désirs. Les désirs provoquent l’imagination dans l’esprit. Quelqu’un absorbé par les pensées contrôlées par les désirs ne peut extraire l’essence de la vérité qui repose au sein de ces pensées » (Tzidkas HaTzaddik, Section Sept, Note 203).
Le Talmud, traité Berakhot est rempli d’instructions concernant les interprétations des rêves et le Rabbi Shelomo Almoli a écrit également un magnifique manuel d’interprétation des rêves, le Sefer Pitron Halamot.
Voici quelques exemples d’interprétations qui sont données par le Zohar :
– voir un chameau (gemal) dans un rêve est le signe que l’on a été condamné à mort mais que l’on a été épargné de la sentence (Zohar II, 236a).
– voir la lettre Teth signifie du bon dans l’avenir (Zohar II, 230a) car cette lettre est l’initiale du mot « tov », bon.
– voir du vin dans un rêve si l’on est Rabbi signifie « bon » (Zohar III, 14b), car l’étude de la Torah est comme le bon vin.
On peut se demander, en repensant à l’histoire de Rabbi Binah’ah, pourquoi les interprétations peuvent différer. En fait, puisque nous sommes dans le monde des archétypes, il est normal que ce que verra un Rabbi selon sa propre conception du monde différera de ce que verra un autre Rabbi. Les rêves sont donc individuels par leur interprétation, car un même archétype, ayant une base commune à tous, sera adapté de manière différente par la psyché de telle ou telle personne.
Un autre avertissement nous est donné par le Zohar (I, 150b) : « certains rêves sont vrais et d’autres sont des mensonges » qui fait suite à Berakhot 55a « il n’y a aucun rêve qui n’ait une part de mensonge en lui ». Ainsi, dans le message du rêve se glissent des éléments perturbateurs, des parasites qui doivent être analysés comme tels et rejetés lors de l’interprétation. De plus, il est certain que tous les rêves ne proviennent pas de source divine ou sainte. Il se peut en effet qu’ils soient la résurgence de pulsions enfouies et destructrices. L’univers des rêves est le royaume de l’inconscient et comme tel il est le domaine du bien ET du mal. « Lorsque l’âme d’un homme s’élève lorsqu’il dort, s’il est un pécheur alors son âme est rejetée dans le lieu des forces et puissances du mal, c’est pourquoi si l’on se voit dans un rêve dans un autre pays » (Zohar III, 222b).
Les rêves peuvent également être utilisés afin d’invoquer non des anges, mais des démons qui doivent répondre dans le domaine onirique aux questions posées par le pratiquant : « Les manières licites de pouvoir appeler chaque puissance maléfique ou une puissance satanique est d’invoquer son nom et ainsi qu’il te sera dit, c’est le vrai ; tu dois dire « Je te jure telle et telle Ammon de Non, le ministre de l’impureté, siégeant au côté gauche de Samaël, viens avec un arc recourbé dans ta main droite, et l’abomination de la croix dans ta main gauche, viens juste cette nuit, dans un rêve, ou ce jour dans un rêve et accomplis mon souhait en paroles ou sans paroles ». Ensuite, fais ton vœu. Et il viendra et se révélera à toi sous la forme d’un homme chevauchant un âne noir ou un âne blanc, dans ces deux formes il se révélera à toi » (cité dans Scholem « Le Maggid » p. 109). Il est interdit d’invoquer les démons dans la tradition juive et ici, par le biais du monde des rêves, la Kabbaliste ne transgresse aucun interdit. Il sort de la sphère temporelle et se transporte dans les sphères spirituelles où l’interdit ne semble pas jouer.
« Je t’invoque et te demande de paraître immédiatement, sans délai ni obstacle, viens à moi dans un rêve de jour ou dans un rêve de nuit, pendant que je dors, et non lorsque je suis éveillé » (Sefer ha-Meshiv cité par Scholem dans « The Maggid », p. 109).
Les seuls moyens d’éviter de tomber sous l’influence de démons ou d’esprits impurs lorsque l’on entre dans le royaume des rêves sont : réciter le Shema Israël, ainsi que des prières qui se révéleront de très bonnes protections pour le voyage nocturne.
Un point important avec les rêves c’est que l’élément psychologique et l’élément spirituel sont UN. On ne doit donc pas rejeter les éléments psychologiques des rêves car eux aussi ils peuvent nous apporter un message. Cela est souligné par Zohar I, 199b : « on doit se souvenir d’un bon rêve, et alors il se réalisera ; cependant, si le rêve est oublié dans le cœur de l’homme, il sera également oublié dans le monde supérieur ».
« Dans un rêve, une vision de la nuit… alors, Il ouvre les oreilles des hommes… afin qu’Il puisse guider l’homme dans sa conduite » (Job 33, 16-17). Les rêves nous sont donnés afin de guider notre conduite et nous aider à retourner vers Dieu. Le Zohar III, 105b nous dit : « quelqu’un qui n’a rien de révélé par ses rêves est appelé démon ». Les rêves implantent des messages dans le plus profond de notre psyché, une forme de programmation qui ne préjuge en rien de notre libre-arbitre, puisque nous pouvons décider encore d’oublier ces rêves.
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Dans la Kabbale, selon Zev ben Shimon Halevi, les rêves sont répartis en trois catégories. La première concerne les événements immédiats qui sont liés à la triade de Yessod, le lieu de l’ego, qui apportent dans les rêves les moments relatifs aux activités mondaines. La seconde se focalise sur Tiphereth, le lieu du Moi. Là, les inquiétudes de l’âme sont ramenées de l’inconscient et projetées sur l’écran de Yessod durant le sommeil afin que l’attention de l’ego soit éveillée à ces problèmes. La troisième catégorie de rêves au sein de la Kabbale est nommée « prophétique ». Selon la tradition, l’âme, durant le sommeil, est libre de voyager dans le Monde de la Formation, ce genre de voyage s’apparente aux voyages en astral. Il est dit que ceux qui ont atteint un développement spirituel suffisant sont alors capable de s’élever vers Yetsirah et de là vers Briah, le lieu où l’âme est alors en contact avec l’Esprit, ou Rouach ha-Kodesh, qui peut conférer à celle-ci des visions prophétiques par le biais des rêves.
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Le mois de Kislev, les rêves et le Messie.
Le mois de Kislev est considéré par les sages de la Kabbale comme le mois des rêves par excellence. Ce mois est le neuvième mois juif, et sur le pectoral du Cohen ha-Gadol, la neuvième pierre était l’améthyste ou « achlama », or, selon le Radak, on peut rapprocher ce mot de « chalam », חלם, rêve, et il nous dit à ce propos en son Livre des Racines Hébraïques, « celui qui porte une améthyste à son doigt aura sans aucun doute des rêves ».
De la racine « chalam » provient également le mot « hachlama » qui signifie santé en général (à la fois physique et mentale). Selon certains, l’émergence d’un rêve dans l’âme est similaire au phénomène d’une personne malade qui sue et qui en suant se débarrasse des mauvaises humeurs.
À ce sujet, le Bahir (40) nous dit : « Ses disciples lui demandèrent : Que signifie le point-voyelle holem, חולם, ? Il leur répondit : C’est l’âme et son nom est holem (rêveur) ; si tu lui obéis, tu guériras ton corps dans les temps à venir : Mais si tu te révoltes contre elle, tu tomberas malade, et elle aussi ». On remarque ici que le mot « holem » qui sert à désigner le point voyelle « o » est apparenté au mot hachlama qui désigne guérison comme nous l’avons vu. Les trois mots « holem, hachlama et chalam (rêve) » dérivent de la même racine. Dans l’édition du Bahir par Gottfarstein, on peut lire en note : « Il est curieux de remarquer que le mot Halon, חלון, qui signifie « fenêtre », est également apparenté à la notion d’ouverture, ouverture sur ce qui donne sur l’intérieur de l’être, soit sur ce qui lui est extérieur. Dans les deux cas, l’espace humain gagne en profondeur et en hauteur ».
Le Bahir (41) continue ainsi : « Et on dit encore : Chaque rêve est dans le domaine du holem de même que toute perle blanche découle de veahlamah » (Exode 28 :19).
Dans la Bible, celui qui connaît l’interprétation des rêves est Joseph le Tsaddik, qui est le guérisseur des âmes (et lorsque l’âme est saine le corps l’est aussi). Joseph « entend un rêve afin de l’interpréter » (Genèse 40, 15), il comprend la lumière intime, la dimension de l’âme du rêveur qui lui relate son rêve et donc, il sait comment interpréter son rêve.
Le mois de Kislev se termine avec la fête de la Chanukah et le lien entre les rêves et la Chanukah est rendu clair par la Torah Or de Rabbi Schneur Zalman de Liadi. Dans ce livre, le lien est établi entre le Psaume 126 « nous seront comme des rêveurs » et le 25e jour de Kislev qui marque la Chanukah. L’huile de la Chanukah est « l’huile pour la lumière », la source de lumière que le Messie révélera. La vasque d’huile pure est le secret de la révélation de la source divine des rêves, manifestations de l’essence de Dieu, le niveau où les paradoxes sont levés et où les opposés sont unis. Le Targum traduit « nous étions des rêveurs », « nous étions des malades et nous avons été guéris ». Le rêve de l’exil, vécu en cette vie, est l’aspect de la maladie qui sera guérie par le Messie par le rêve de la rédemption. « Nous étions comme des rêveurs » (hayinu k’cholmim) commence par les lettre Kaf et He (25) qui font références au 25e jour de Kislev qui débute la fête de Chanukah qui dure 8 jours. Huit (qui a la même racine que huile, « shmone », « shemen ») est le nombre du Messie, car sa lyre comporte huit cordes qui font le parallèle avec les huit jours de Chanukah. Huit est le secret de « az » (alors).
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Prière à dire par ceux qui ne se souviennent pas de leurs rêves selon le traité Berakhot.
« Seigneur de l’Univers ! Je suis Tien et mes rêves sont Tiens ; un rêve que j’ai rêvé et dont je ne connais la signification… Si c’est un bon rêve, renforce et fortifie-le et qu’il se réalise comme les rêves de Joseph ; mais si il doit être amendé, guéris-le comme les eaux de Marah furent guéries par les mains de Moïses notre enseigneur, comme Myriam fut soignée de la lèpre, comme Ezéchias le fut de sa maladie, et comme les eaux de Jéricho furent adoucies par les mains d’Élie. Et comme Toi Tu tournas la malédiction des maudits de Ballam en une bénédiction, ainsi fais de mes rêves de bonnes choses » (méditation du « Ribbono Shel Olam »).
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Contrôler ses rêves selon le Zohar.
Le Zohar nous enseigne différents moyens afin de changer la qualité de nos rêves, ces moyens doivent être utilisés avant le sommeil afin d’être efficaces.
Contemplation et introspection : chaque matin nous sommes renouvelés – nos âmes sont telles une nouvelle création. Afin d’aider à la re-création de l’âme, il faut être attentif à bien repasser dans son esprits les événements de la journée, de les examiner de manière critique, tenter d’expurger les éléments négatifs. Le tout est de rester honnête avec soi-même et de ne rien se cacher. Il est nécessaire de se questionner sur les problèmes de la journée, ainsi que sur les choix de vie à opérer. S’endormir avec un esprit clair mais calme, il ne faut pas essayer de fixer les problèmes au niveau de la conscience à ce moment proche de l’endormissement, il faut simplement les passer en revue. Posez alors vos questions. Selon le Zohar, ces questions trouveront réponses dans vos rêves.
La prière et la méditation : nous pouvons utiliser différentes lettres le soir avant de nous endormir. On peut soit vibrer ou simplement méditer ces lettres qui attireront alors les énergies adéquates auxquelles elles sont liées pendant le sommeil. Les lettres aideront en outre l’âme à s’élever dans les sphères supérieures afin d’y recevoir le message attendu. On peut également utiliser la prière kabbalistique : « Sh’ma Ysrael Adonaï Eloheinu Adonaï Echad ». C’est le Sh’ma qui est la prière unitive à Dieu. Elle est très puissante comme aide à entrer en contact avec les sphères supérieures. Par la méditation sur cette prière et les lettres qui lui sont attachées, nous permettons à notre âme de se rattacher à la Source, facilitant ainsi le voyage de l’âme durant le sommeil.
Les « She’eloth halom » ou questions formulées dans le rêve sont un ensemble de techniques qui visent à répondre à une question par un verset de la Bible. On interprète le verset selon le contenu du rêve et de la question.
Le Kabbaliste Rabbi Isaac ben Samuel d’Acre nous raconte la chose suivante : « Moi, le jeune Isaac d’Acre, je dormais dans mon lit, et à la fin de la troisième garde une merveilleuse question m’a été donnée par rêve, une véritable vision comme si j’étais en état de veille, et la voici « Tu seras parfait avec le Seigneur ton Dieu ». Rabbi Isaac observe alors toute une série de combinaisons de mots et de leurs équivalents numériques qui se réfèrent au nom Divin YBQ, et « pense aux lettres du Tétragramme alors qu’elles sont prononcées… en une rumination conceptuelle, intellectuelle, non en une voie qui arrive à la gorge par le cœur… » (Sefer Ozar Hayyim, MS Moscou-Guensburg 775,fol. 100b-101a).
Le Kabbaliste apprend par les rêves la technique pour obtenir des réponses aux questions posées dans les rêves. Il doit prononcer les lettres des noms divins que l’on trouve dans les versets bibliques et dont les mots sont permutés. Puisque la prononciation du Tétragramme est interdite, on prononce des permutations et des combinaisons de lettres avec des lettres autres que celles du Tétragramme. Cette technique est très similaire à celle employée par Aboulafia dont le système est entièrement basé sur les permutations des lettres des noms divins (Tserouf), sur leur méditation (Hitbodedouth) au sein de la Kabbale extatique ou Kabbale des Noms Divins. Même si Aboulafia n’a pas eu recours à la technique des rêves, il y a donc des ponts certains entre ses pratiques et celles visant au prophétisme onirique.
Voici ce qu’écrit Aboulafia dans son Sefer Hayyé Olam ha-Ba : « L’autre partie [de la science traditionnelle de la Kabbale] consiste en la connaissance de Dieu au moyen des 22 lettres dont les Noms Divins et les Sceaux [hotamoth ou combinaisons différentes des lettres du Tétragramme] sont composés, avec leurs voyelles et leurs signes de cantillation. Ils [les noms divins et les sceaux] parlent aux prophètes dans leurs rêves, dans les Ourim ve-Toummim, dans l’Esprit Saint et pendant les prophéties ».
Un autre exemple de pratique oniromancienne de she’elat halom est fourni par le Kabbaliste Rabbi Hayyim Vital qui recommande : « tu iras au lit, tu prieras la « Que Ta volonté soit » et tu utiliseras les prononciations des noms divins écrits devant toi, et tu dirigeras tes pensées vers les sphères mystiques auxquelles elles sont liées. Ensuite, pense à ta question soit pour découvrir un problème lié à un rêve et aux choses futures, soit pour réussir n’importe quelle chose que tu désires, et ensuite pose la question » (Ketavim Hadashim, Rabbi Hayyim Vital (Jérusalem 1988), p. 8.).
Ailleurs, ce Kabbaliste offre une technique de visualisation des couleurs afin d’atteindre à la résolution de questions posées dans les rêves : « Visualise ce qui est au-dessus du firmament « d’Aravot », il y a un grand rideau blanc sur lequel est inscrit le Tétragramme, en écriture assyrienne d’une certaine couleur… et les grandes lettres sont inscrites là, chacune aussi grande qu’une montagne. Et tu dois imaginer dans tes pensées que tu poses ta question à ces combinaisons de lettres qui sont écrites là, et elles répondront à ta question, ou elles placeront leur esprit en ta bouche, ou tu seras assoupi et elles répondront comme dans un rêve ».
Enfin, pour en finir avec Isaac d’Acre, il faut noter qu’il utilisait souvent l’expression « nim ve lo nim » qui signifie « état de vigilance et de non vigilance » afin d’exprimer l’état dans lequel il se trouvait lors de ses pratiques oniriques. C’est dans ces états intermédiaires de conscience que ses révélations lui furent données et il est plausible de voir dans ce genre de pratiques une influence soufie (selon Moïse Idel dans « Les Kabbalistes de la nuit » éditions Allia).
Une autre technique qui est élaborée sur les textes mystiques hébreux est le pleur mystique. C’est-à-dire un effort pour atteindre un résultat direct d’un pleur qui est provoqué. Le résultat recherché va de la conscience totale à la vision en passant par la révélation prophétique.
Voici une histoire tirée d’un midrash (Kohelet Ecclésiastes-Rabbah 10:10) qui donne l’exemple du pleur mystique comme procédé onirique d’obtenir des perceptions ou communications paranormales : « Un des étudiants de Rabbi Siméon bar Yochaï avait oublié ce qu’il avait appris. En pleurs, il alla au cimetière. À cause de ses grands pleurs, Rabbi Siméon vint à lui en rêve et lui dit : « Lorsque tu te lamentes, jette trois brindilles et je viendrai ». L’étudiant alla chez un interprète des rêves et lui raconta ce qui était arrivé. Celui-ci lui dit : « Répète ton chapitre [ce que tu as appris] trois fois et il te reviendra ». L’étudiant fit ainsi et cela se réalisa effectivement ».
La corrélation entre les pleurs et la visite du cimetière semble se rapporter à une pratique destinée à induire une vision. La technique est l’ensemble des pleurs, de la visite au cimetière et de l’endormissement qui doit conduire le personnage à obtenir une vision ou un rêve prophétique.
La technique consistant à utiliser les pleurs afin d’obtenir une vision est un thème développé par Abraham ha-Levi Berukhim, un des disciples de Louria. Selon lui, la première condition du travail est le silence qui est suivi par « en toutes vos prières, à chaque heure de l’étude, en un endroit difficile [de l’étude], que vous ne pouvez comprendre et appréhender par la science propédeutique ou par quelque secret, tirez alors les larmes les plus amères, et le plus vous pleurerez le plus vous vous lamenterez, faites-le. Accroissez vos lamentations, tandis que les portes des larmes ne sont pas fermées et que les portes supernelles vous sont ouvertes » (MS Oxford 1706, fol. 494b).
Hayyim Vital à ce sujet dit : « En 1566, la veille de Shabbat, le huit de Tevet, j’ai récité le Kiddush et me suis assis pour manger ; et les yeux laissaient couler des larmes, et j’étais triste depuis… que j’étais lié par la sorcellerie… et je me lamentai pour ma négligence de la Torah pendant les deux dernières années… et parce que j’étais soucieux je ne mangeais pas du tout, et je reposais sur mon lit sur le ventre, me lamentant, et je suis tombé endormi de m’être lamenté, et j’ai rêvé de merveilleux rêves » (Sefer Ha-Hezyonot (Livre des Visions), éd. A.Z. Aeshcoli (Jérusalem 1954), p. 42).
Un autre Kabbaliste, Rabbi Abraham ben Eliezer ah-Levi nous dit quant à lui : « Les experts en conversation avec les anges serviteurs au moyen de la question dans un rêve, ou au moyen d’une question dans un état de veille, savent que l’ange donne quelquefois, d’une manière claire, une réponse qui suffit, et quelquefois au moyen d’une allusion, une réponse douteuse, alors que ne revient pas aux anges serviteurs de répondre à quiconque pose une question, a fortiori lorsque quelqu’un pose une question concernant un point qui n’est pas approprié, ou lorsque l’ange n’a pas la permission de dévoiler, ou ne connaît pas la réponse, parce que les anges serviteurs ne connaissent pas tous les thèmes » (Igeret Sod ha-Gedoulah, Ms Oxford, Bodleiana 2569).
L’utilisation des techniques oniriques (questions des rêves, visualisations des couleurs, les lamentations mystiques) par les Kabbalistes, mais aussi par les mystiques juifs, démontre qu’ils considèrent que le mystique peut entrer dans les royaumes supérieurs et que par ce contact, des messages peuvent guider le pratiquant.
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Au XVII° siècle, le mouvement sabbatéen à la suite de Sabbataï Tsevi, le Messie juif, utilisera également les techniques oniriques, en voici quelques traces.
Dans une lettre à Rabbi Abraham Rovigo datée du 12 septembre 1677, Rabbi Meir Rofe écrit au sujet de l’annonce de la mort de Sabbataï Tsevi : « Que ton cœur ne soit s’évanouisse point, et dans une autre lettre je t’écrirai encore plus à ce sujet. En attendant, tu dois poser une question par le moyen du rêve prophétique, à savoir comment les mots de Sabbataï peuvent se réaliser après sa mort, et pourquoi et pour quelle raison cela est arrivé, et si la mort est bien réelle. Cherche assidûment à ce sujet et questionne le Maître des Rêves (Baal Chalom) afin qu’il te dise la vérité… et fais-moi savoir ce qu’il t’a révélé » (cité dans Scholem, « Sabbataï Tsevi », pages 918-919). Nous voyons ici que l’on questionne le « Maître des Rêves » qui est un Avatar de l’esprit divin selon les sabbatéens.
Voici enfin le récit du rêve de Jacob Franck, l’héritier de Sabbataï Tsevi du XVIIIe siècle. Les rêves de Franck étaient considérés par ses disciples comme étant de nature prophétique et divine. Ils étaient pris non pas figurativement, mais littéralement comme expériences directes de son esprit selon les mots de Rabbi Eliezer : « vagabondant sur toute la terre » ainsi que dans les sphères supérieures, et revenant afin d’instruire ses disciples par ce qu’il y a vu.
« J’entendis une voix appeler « Va et mène Jacob le Sage dans les Chambres. Et lorsque tu l’y auras mené à la première chambre, je t’avertirai que le commandement est sur toit d’ouvrir toutes les fenêtres et les portes devant lui ».
« Ainsi j’étais là, volant dans le vent. Et à ma gauche et à ma droite étaient deux Vierges, comme ces beautés que l’on ne voit jamais. Dans ces Chambres, je vis principalement des femmes et des Vierges. Certaines d’entre elles étaient des enseignantes et des étudiantes. Et lorsque j’entendis un mot de leur discours, je compris immédiatement tout ce qu’elles voulaient dire ».
« Et là, il y avait un grand nombre de Chambres. Et dans la dernière, je vis le Premier [c’est-à-dire Sabbataï] assis tel un maître avec ses étudiants, portant les habits turcs. Et il se tourna vers moi et me demanda : « Es-tu ce Jacob le Sage ? J’ai entendu parler de toi, que tu es un héros et que tu as une âme. Moi aussi je suis allé là où tu vas, mais je n’ai pas la force de continuer. Si tu veux le faire, sois fort ! Et YHVH t’assistera. Beaucoup de Pères ont pris de fardeau et ont échoué ».
« Et là il me montra par la fenêtre une étendue comme la Mer Noire, couverte du noir le plus effrayant. Et sur le côté de l’étendue je vis une grande montagne qui atteignait le ciel et je criai alors : ARRIVE CE QUE PEUT ! JE VIENS ! DIEU AIDE MOI ».
Si l’on analyse ce rêve, l’on peut voir que les Chambres sont l’Arbre de Vie et ses Sephiroth et l’ascension de Jacob est donc une ascension au sein de cet Arbre jusqu’à la Chambre, ou la Sephirah, la plus élevée. Dieu demande que les 32 Sentiers qui sont les fenêtres et les portes lui soient ouvertes. Jacob, en ce rêve, se voit donner la permission de s’élever dans les sphères célestes les plus hautes. Puisque Jacob nous parle de Vierges sur les côtés, on peut suggérer qu’il s’élève par la Colonne du Milieu à partir de Malkhuth, principe féminin, lieu de résidence de Shekhinah, afin de se rendre à Kether où il rencontre Sabbataï.
Franck se trouve alors devant Sabbataï qui lui montre une étendue pareille à la Mer Noire. Il est alors en face de l’Aïn Soph Aur, la Lumière Sans Limite. Franck se voit alors couronné Messie par Sabbataï par le fait de la divulgation de ce qui est au-delà de Kether, lieu où seul le Messie peut se rendre.
Nous voyons ici que Franck par le prophétisme de son rêve confirme sa nature messianique. La réalité même du rêve importe peu, ce sont les éléments divins ou archétypaux qui importe. À n’en pas douter, Franck pu obtenir ce genre de prophétie par les techniques oniriques chère à Sabbataï et à ses disciples.
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Ce travail est terminé pour nous, mais il commence pour vous. Peut-on conclure quelque chose au point où nous en sommes ? À notre sens non, tout au plus pouvons-nous juger telle ou telle autre pratique onirique comme étant valide ou non, si l’on se donne la peine de les tester du moins.
Le monde des rêves, depuis la nuit des temps, est le lieu de rencontre de l’homme et de la divinité, le lieu de tous les possibles. À l’aube de l’humanité, le monde onirique était un outil social, interprété par un shaman ou un prêtre, ce monde et ses avertissements étaient pris au sérieux. Le monothéisme ne pourra enfouir ce fait établi, il n’est donc pas étonnant de voir les techniques oniriques implantées dans le judaïsme et dans le courant de la Kabbale.
À l’heure actuelle, les rêves reviennent en force, leur étude depuis Freud et Jung se développe, et plus personne aujourd’hui ne niera la valeur des avertissements et surtout de l’importance psychologique de l’existence des rêves.
Osons espérer, en guise de conclusion finale, que les hommes suivent plus leurs rêves et acceptent ceux-ci comme la révélation de leur nature profonde et supérieure. Osons espérer que les hommes qui ont le destin de notre planète en leurs mains rêvent comme lorsqu’ils étaient enfants et être ce que Rabbi Nachman de Braslav entendait par son « il est interdit d’être vieux ».